Philosophie / La libellule et Ouroboros

Si le corps, l'esprit et l’environnement sont toujours « déjà là », fondamentalement unifiés et processuels, l'esprit sait faire « sien » ce corps qui le génère, et autre « ce qui n’est pas ce corps ». De–dans ce corps qui est, sans être a priori celui de qui que ce soit, un schéma corporel - c'est-à-dire un volume tridimensionnel cénesthésique et kinesthésique - est généré par des cartes neuronales dédiées.

Toute interface mentale sert d’abord le corps qui l’a générée. Et elle est poreuse (à la fois à la fois ouverte–illimitée et close–limitée) et « révélante » : elle ex–iste tout être sensible, le jette comme dans le monde, mais en l’y articulant (puisqu’elle permet l’interaction du corps au corps, et du corps à l’environnement) et… ne révèle pourtant, a priori, rien d’autre que ce qu’elle révèle dans l’instant : « un espace de travail », comme le dit Jean-Pierre Changeux, toujours dynamique, changeant, processuel, grâce auquel tout être sensible s’empresse de connaître et d’agir.

L'événementalité, cette scène mentale dynamique, est générée par tout système neuronal minimalement complexe, du ver de terre au rorqual bleu. Sa fonction est donc de servir d’interface cognitive et exécutive entre le corps et le corps, entre le corps et l’environnement. Tout être sensible « sait » distinguer son corps de son environnement, son soi du non–soi. Une libellule fait sa toilette : elle ne se dévore pas ! Et on n’a jamais vu un serpent s’avaler par la queue. C’est d’ailleurs pourquoi le symbole Ouroboros fascine tant : au premier coup d’œil, il enfreint la première interdiction faite à tout être vivant : « Ne te bouffe pas ! »

Mais, en y réfléchissant quelque peu, on se dit qu’il doit pourtant bien signifier, indiquer tout autre chose. Ken Wilber, dans "Les trois yeux de la connaissance", nous présente Ouroboros comme le symbole de la pulsion orale primitive : le nourrisson ne fait pas la distinction entre le sein et sa bouche, entre le corps maternel et le sien. Ici, il n’y a pas d’autre : un seul serpent qui se tète, qui s’avale goulûment. La psyché, à ce niveau d’indifférenciation, est tétant. Mais le nourrisson se distinguera peu à peu de sa mère et de son milieu, et gagnera bien lentement en autonomie. Rien à voir avec le faon qui, à peine né, se lève et tète sa mère, et a tôt fait de gambader par ci, par là ! Songez aussi à la tortue qui, sortant de sa coquille, se fraie un chemin à travers le sable vers la surface de la plage et s’élance aussitôt vers l’océan : son interface est déjà pleinement opérationnelle. Et la jeune araignée n’a pas à apprendre de sa mère à tisser sa toile : ce savoir-faire est inné.

Chaque « espèce neuronale » est donc dotée d'une interface cognitive et exécutive spécifique : chaque espèce connaît et agit à sa façon, chaque individu de chaque espèce a (est) une vision toute particulière du monde, et y interagit à sa manière.

Mais on peut aussi considérer Ouroboros comme le système clos qu’est l’interface neuronale : seules ses productions mentales sont proprement connues, elles sont formes-connaissances. En ce sens précis, elle est dite close, l’esprit est clos.
Mais l’interface est aussi un système ouvert : ouvert au corps (sensations proprioceptives et kinesthésiques, pulsions, émotions), à la psyché (sentiments, conceptualisations plus ou moins complexes, etc.), au milieu environnant (ce verre que je saisis, etc.).

Ainsi, pour concilier les modes fermé et ouvert de l’interface, nous pourrions dire qu’elle est poreuse : comme l’éponge ou nos alvéoles pulmonaires.

Si nous ne connaissons donc que l’interface, l’interface est donc aussi connaissance de… et c’est ce qui nous intéresse généralement, c’est-à-dire « ce » qu’elle nous présente. Par exemple : une lourde facture non payée accompagnée d’un malaise certain. Autre exemple : une mouche qui transite dans le champ visuel d'une libellule affamée. Tout comme nous, la libellule ne prête aucune attention à l’interface comme telle : elle voit toujours (comme) par delà une interface « transparente à son usager ».

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