Philosophie / L'évolution des êtres sensibles

Nés en ce vaste champ matériel qu’est l’univers (inconscient et sans désirs), les systèmes neuronaux des êtres sensibles génèrent leurs propres réalités virtuelles. Depuis des temps immémoriaux, corps et esprits ont coévolué, transformés par leurs niches écologiques, transformant leurs niches écologiques. Corps, esprits et biotopes ont coévolué. Imperceptiblement ou ostensiblement, cette évolution se poursuit.

Ainsi, l’apparition des Chordés, ces organismes multicellulaires dotés de ce qui allait devenir, 535 millions d’années plus tard, le système nerveux de l’Homo sapiens, découla fort probablement de la nécessité (et du hasard d’innombrables dérives génétiques sélectionnées) de recevoir, de filtrer et d’évaluer adéquatement certains stimuli internes et externes, et de coordonner rapidement une réponse adéquate des fibres musculaires à des fins de prédation, de défense, de fuite, de repos et de reproduction.

Dans « Kinds of Minds. Toward an Understanding of Consciousness », Daniel C. Dennett, directeur du « Center for cognitives studies at Tufts University », propose une séquence probable des étapes de l’évolution mentale des vivants non sensibles aux sensibles, des plus simples aux plus complexes : des créatures darwiniennes, puis skinneriennes, puis popperiennes, puis gregoriennes. Peu importe les détails, il nous faut simplement comprendre que les corps vivants ont muté et ont été sélectionnés, passant, pour certains, de l’absence d’un « ? » à sa présence angoissante : « Quel est le sens de la vie, de ma vie? Quel est le sens de tout ceci? »

L’esprit est donc « une propriété émergente » d’une machinerie cellulaire spécifique, une machinerie qui, comme au théâtre, demeure inapparente aux yeux du spectateur : ce qui mobilise l’attention du spectateur, c’est ce qui se déroule dans l’espace théâtral et non dans ses coulisses. Personne ne voit ses neurones, mais bien leurs productions finales, celles qui nous importent, qui font sens de notre corps mis en scène, mis en jeu dans notre environnement.

Tout esprit est donc corporocentré, c’est-à-dire la production d’un corps spécifique et unique. « Spécifique » en tant qu’il est le propre d’une espèce, qu’il s’agisse du ver de terre, du crocodile ou de l’homme. « Unique » en tant qu’il est ce corps et non un autre, ici positionné dans l’espace-temps. Bref, parce que ce corps est ici ainsi, cet esprit est ici ainsi.

Quel rapport avec le bouddhisme? Sheng-yen, un maître Ch’an, écrit : « L’esprit est une interface entre le corps et l’environnement. » C’est un peu… court. Mais n’est-ce pas ce en quoi consiste l’essence même de tous les êtres sensibles?! Le système nerveux – qui génère l’esprit et que l’esprit transforme à son tour – les distingue proprement de toute autre forme d’organisation du vivant.

Les adolescents se demandent parfois : « Pourquoi suis-je celui-ci et pas un autre? Pourquoi en ce temps-ci et pas un autre? Pourquoi ne suis-je pas cette roche ou cette mouche? » Parce que ce corps génère cet esprit. Et que cet esprit, tout comme ce corps, sont réels. Et que le Réel est l’univers, l’univers étant, devenant, s’autoconstituant, s’autotransformant.

L’esprit a ceci d’étonnant que nous n’avons toujours que lui… sous les yeux, pour ainsi dire, et non pas notre corps et notre milieu en tant que tels : nous n’obtenons de ceux-ci que ce que notre esprit nous en présente, virtuellement. Cependant, « notre être est connaître, non pas connaître quelque chose, mais pur connaître », écrit Albert Low. Ce maître zen pointe ainsi la racine de l’esprit de tout être sensible. Fondamentalement, tout esprit est, en quelque sorte, un pur point d’interrogation, un « ? », c’est-à-dire une tentative de faire sens de cette mise en scène qui lui est présentée et à laquelle il doit répondre, à laquelle il doit apporter un point d’exclamation, un « ! », une solution.

Contrastant avec toute forme matérielle brute, tout événement mental est « lumière », « révélation » et… limite, c’est-à-dire ce que l’on nomme « un monde ». Un monde, un esprit, est donc une mise en scène propre à un corps cognitif immergé dans son milieu. Et, contrairement à toute corps simplement matériel, tout être sensible minimalement complexe est mu de son dedans vers son dehors par des programmes : des désirs, des intentions, des projets. Il perçoit et fait sens de sa mise en situation via ses systèmes de perception et d’évaluation inextricablement branchés sur ses intentions. Bref, pour survivre et, éventuellement, se reproduire, il doit, « à sa manière », faire sens de…, prendre des décisions et agir.

Aiguillonnés par nos intentions (et celles de nos sociétés), nous surimposons donc « notre propre vision des choses » et « notre quête de sens » au champ matériel et biologique qui nous borde de tous les côtés… et qui, sans nulle intention à notre égard, joue pour une bonne part dans la constitution, le maintien et… le recyclage de nos corps mortels.

« Prenons soin de la planète », « gérons les ressources de façon durable », « sauvons les espèces menacées » (dont la nôtre par la nôtre…) sont donc des slogans qui font plein de bon sens ! Car des planètes comme celle-ci, nous n’en avons pas d’autres en inventaire…

A+

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