Zen et évolution des systèmes nerveux


Au fil des dernières dix années, j’ai étudié et pratiqué le bouddhisme zen. Le Zen m’est successivement apparu comme une religion, une philosophie, une thérapie existentielle et, finalement, comme « un art de vivre », c’est-à-dire de vivre ma vie selon une certaine compréhension de « mon incarnation » en ce vaste univers. (Consultez mes « Libellés » / Bouddhisme.)
Hormis la pratique, toujours nécessaire, les écrits de quelques maîtres spirituels ont marqué mon cheminement : Sri Nisargadatta, Albert Low, Jacques Brosse, Taizan Maezumi, Dennis Genpo Merzel, Roland Yuno Rech, Han F. de Wit, Katsuki Sekida, Sheng-yen, Zenkei Shibayama, etc.

De formation scientifique, athéiste et matérialiste, j’ai fort tôt compris que mon cerveau jouait un rôle primordial dans la génération de « mon incarnation ». D’où mon vif intérêt pour des livres tels que Zen and the Brain, Kinds of Minds, Pourquoi Dieu ne disparaîtra pas ou, tout récemment, Voyage au-delà de mon cerveau. Leurs auteurs sont des spécialistes de ce champ d’études, fort diversifié, que sont les sciences cognitives.

En gros, les sciences cognitives ont pour objectif de comprendre les systèmes neuronaux : leur organisation biologique et, à tout le moins, chez l’Homme, leur nature expérientielle, subjective. Leur postulat de base, plus ou moins explicite, est : « Il n’y a pas d’esprit sans système neuronal. » Ou, autrement formulé : « Seul un système neuronal, suffisamment complexe, est apte à générer ce que l’on nomme un esprit. » Un esprit étant, minimalement, une interface représentationnelle entre un corps vivant et son environnement. Maximalement, cette interface est intentionnelle, c’est-à-dire apte à faire des choix en fonction de diverses valeurs et à « passer à l’action ».

Une telle définition de l’esprit, bornée par ce minimum représentationnel et ce maximum intentionnel, quoiqu’elle fasse sens d’un point de vue philosophique, constitue cependant une impasse si on la considère d’un point de vue évolutif. C’est que les premières échelles de valeur – ou d’évaluation – des êtres vivants sont tout d’abord ancrées dans la biochimie de leurs systèmes homéostatiques. La question qui se pose alors est : « Comment, ou par quelles étapes ou innovations morphologiques, certains organismes vivants sont-ils passés d’échelles évaluatives homéostatiques (biochimiques) à des échelles évaluatives représentationnelles (neuronales) – sensitives, perceptuelles, puis conceptuelles ? »

L’innovation décisive la plus simple fut peut-être la fibre musculaire munie, à l’une de ses extrémités, d’une serrure chimique (un récepteur) apte à déclencher la contraction sous certaines conditions internes et/ou externes à l’organisme. Un ensemble de fibres musculaires (un muscle) requiert cependant un système évaluateur, coordinateur, régulateur afin, entre autres choses, de ne pas pomper indûment l’énergie de l’organisme. Et, en raison de la distance intermusculaire, la coordination d’un ensemble de muscles nécessite un système neuronal – dont l’influx nerveux est bien plus rapide que le transit intercellulaire de molécules biochimiques.

Donc, le passage du cil moteur des unicellulaires à la fibre neuromusculaire des métazoaires constitua sans doute une révolution déterminante dans la génération et la sélection ultérieure de systèmes nerveux de plus en plus complexes. Mes connaissances en biologie étant des plus sommaires, je ne m’avancerai pas au-delà de ces hypothèses élémentaires.

Retournons maintenant à notre mouton zen. Notre corps de métazoaire, c’est-à-dire multicellulaire, est l’un des innombrables fruits d’une fort longue évolution. Des réactions biochimiques inconscientes effectuées par les premières mitochondries à nos réactions mentales plus ou moins conscientes, il a dû s’écouler plus d’un milliard d’années. Or, comme le mentionne Roland Rech : « Le devenir, pour la plupart du temps, c’est une espèce de dynamisme qui est complètement enfermé, conditionné par des attachements, donc par une vision limitée de l’existence… » Par exemple, si je roule en automobile et que la faim surgit, je ne vais plus voir que des restaurants et des non-restaurants. La faim m’enferme ainsi dans une vision limitée de mon existence.

Pour « échapper », un tant soit peu, à nos réactions conditionnées, il faut s’exercer à les voir – que ce soit sur notre coussin de méditation (zafu) ou sur le siège de notre voiture. Comprenons-nous bien : ce ne sont pas nos besoins et nos désirs qui, en soi, posent problème. Car nous devons manger, et apprécions bien manger. C’est tout d’abord l’emprise qu’ils ont sur nos pensées, nos paroles et nos actes : ils nous organisent malgré « nous », « nous » ne les voyons pas organiser notre quotidienneté, nos prédilections, notre mode de vie, notre choix d’une carrière, d’un conjoint, etc. Ce sont ensuite nos attachements – à nos joujoux, à nos routines, nos relations, nos opinions confortables et rassurantes – qui suscitent en nous des réactions de stress lorsqu’ils sont attaqués, le sentiment d’ennui ou d’indifférence lorsque nous les désinvestissons, ou de deuil lorsqu’ils sont tranchés.

Évidemment, comme l’écrit Zenkei Shibayama : « Nous sommes la causalité ! » Toute la question – celle du deuxième koan du Mummonkan – est de savoir si nous y sommes aveugle ou si nous ne l’ignorons pas. Il faut d’abord voir la causalité qui, pour une bonne part, nous constitue pour espérer gagner un tant soit peu d’autonomie, de liberté à son égard.

Mais si être libre de… est une chose, être libre pour… en est sans doute une autre. Libéré d’une vision égocentrée, limitée par et à « nos propres intérêts », une toute autre « vision de la vie » s’offre alors à nos yeux décillés. Mais, à bien y regarder, n’est-elle pas, elle aussi, tissée sur le cardan de quelque causalité ?

A+

POUR PUBLIER UN COMMENTAIRE, cliquez tout juste ci-bas sur «commentaires». Une boîte blanche apparaîtra au-dessus de laquelle vous pourrez lire quelques instructions fort simples.

Commentaires

  1. Bonjour à vous

    "Mais, à bien y regarder, n’est-elle pas, elle aussi, tissée sur le cardan de quelque causalité ? "

    Après l'euphorie, le dégrisement ?

    Salutations

    RépondreSupprimer
  2. «Après l'euphorie, le dégrisement ?»

    Oui, le dégrisement. Par paliers, dirais-je, «à petites doses». Car il est difficile d'accepter que la causalité nous tisse de part en part, que l'univers entier se tisse selon la loi de la causalité, que les fils de la causalité, de «l'interdépendance de tous les phénomènes» soient d'une complexité le plus souvent insondable. On sait seulement que, dans le miroir, on ne voit que l'apparence des bout de quelques fils. C'est assez... décourageant. Mais, au moins, on le sait. ;-)

    Difficile aussi d'accepter qu'«il n'y a pas de porte de sortie» magique, merveilleuse, transcendantale au Réel : il nous fait, on le fait un petit peu, et il faut faire avec «ça». Le Réel est ce qu'il est. Il est donc «parfait». Mais, en sa perfection, il est tout aussi généreux qu'impitoyable.

    Il faut alors «réapprendre à marcher» au sein d'un «connaître» qui se déploie, s'assouplit, s'affûte et s'approfondit progressivement, et qui n'est pas délié de «la marche», de la vie quotidienne. Il faut, au jour le jour, pleinement voir le pire et le meilleur de notre nature humaine, choisir le meilleur et faire de son mieux pour l'accomplir. Selon les circonstances, voir et faire de son mieux.

    Salutions

    RépondreSupprimer
  3. Bonjour à vous.

    Ce que vous écrivez dans votre réponse me touche.

    "Difficile aussi d'accepter qu'«il n'y a pas de porte de sortie» magique, merveilleuse, transcendantale au Réel"
    Oh là là oui. J'ai bien failli passer à la trappe plus d'une fois.

    "Le Réel est ce qu'il est. Il est donc «parfait». Mais, en sa perfection, il est tout aussi généreux qu'impitoyable."
    C'est en effet, ce dont j'ai fait et je fais l'expérience. Je, nous ne devons pas être les seuls à constater cela. Mais nous ne faisons pas pour autant le même trajet.
    Avant j'enviais les personnes pour lesquelles il existe quelque chose qui sauve tout, qui englobe tout et qui dépasse tout. Je me demandait ce qu'elles avaient de plus pour avoir cette certitude. Aujourd'hui, je ne pense plus comme cela. Je pense que l'évolution a doté l'humain de cette étonnante faculté de "fabriquer" du bonheur. Certains ont de meilleures aptitudes que d'autres. Mais la bonne nouvelle, c'est qu'une aptitude peu se travailler. J'aime pas ce mot : il renvoie à de la technicité, dont notre monde est saturé. mais je dois reconnaître que je me suis fait bouffer. Pas complètement j'espère !

    Je réapprend à marcher comme vous écrivez. je ne sais pas où l'on va, mais on y va.

    Je concluerai par cette phrase du cognitiviste Francisco Varela :

    "Peut-être, alors, pourrons-nous, assurer les tâches nouvelles qui nous appellent à construire des mondes sans fondements. "

    Bien à vous.
    Thierry

    RépondreSupprimer
  4. La porte de sortie existe autant que ce l'on voit!

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Si vous ne savez pas ce qu'est une "IDENTITÉ", cliquez sur le dernier choix : "ANONYME".

Posts les plus consultés de ce blog

Économie / Terres agricoles cultivées à l'étranger

Les boues d'usine d'épuration : un si beau projet de recyclage !

Cinéma / Avatar, de James Cameron : une critique de Martin Bilodeau