Philosophie / De la pensée grecque à la Mégamachine


6.4.4 – Ce qui est mystique,
ce n’est pas comment est le monde,
mais le fait qu’il est.
Tractatus logico-philosophicus

Le « comment est le monde », il nous faut donc le laisser aux sciences. Le « fait qu’il est », il nous faut donc le laisser à la mystique. Mais que pourrait-elle nous en dire que nous ne sachions déjà, i.e. « le fait qu’il est » !? Étant ce qu’il est (selon les sciences), il nous fait et nous le faisons.
Il nous faut cependant noter que « le monde » de Wittgenstein (MW) n’est pas « le monde » de Heidegger (MH). MW est l’univers. MH est l’interface mentale, l’esprit – et, plus précisément, celui de l’être humain, et seulement de l’être humain, un esprit qui est toujours le fruit d’une construction intersubjective. En ce sens, MH désignerait « le Monde des Hommes » duquel et en lequel nous sommes nés, vivons et mourrons.
On ne saurait pourtant nier que les esprits des Primates ou des mammifères marins se structurent, pour une bonne part, dans l’intersubjectivité, c’est-à-dire en cette reconnaissance – voilée par son cela–va–de–soi – que « l’autre est, tout comme moi, un agent », c’est-à-dire un être sensible doté d’intentions qui lui sont propres, c’est-à-dire d’un esprit.
La proposition suivant laquelle « Il n’y a pas d’Être derrière l’étant » s’accorde bien avec le MW, car tout étant y participe – de corps et d’esprit – de la monstration de l’univers, du fait qu’il est là, posé devant soi. Elle ne s’accorde évidemment pas ave le MH où l’Être est la source voilée, obscure, se dévoilant (mais que peu, pourrait-on dire) en tant que « le monde », c’est-à-dire en tant que notre propre esprit, celui des Hommes.
Pour Wittgenstein, ce qui est mystère, c’est le fait que l’univers soit. Et ce mystère, il le laisse donc tout bonnement à la mystique. Ce qui l’intéresse alors, ce sont les propositions adéquates que peut énoncer l’esprit humain dans ce langage que sont les mathématiques. Et les mathématiques ont pour objet la Nature – ou elles-mêmes ! – et non la mystique…
Pour Heidegger, ce qui pose problème, et ce qu’il questionne donc, ce sont les types de relations qu’entretient l’esprit humain avec son environnement du fait de son incarnation consciente, une incarnation consciente de sa mort inéluctable. Plus ou moins conscient de sa fragilité, en déni de son inévitable anéantissement, il s’est cuirassé puis absorbé dans ses activités et ses appareils techniques. À ce point qu’il en a oublié son origine existentielle, ce que je nommerais  « le mystère de l’incarnation » (mais pas dans le sens chrétien), et donc, l’aurore (grecque) de la pensée philosophique occidentale : « Qu’est-ce que l’Être? », « Qu’est-ce que penser? », « Comment peut-on penser l’Être? » Puis, « Qu’est-ce que la Technique? »
Les Grecs considéraient la Technique (technè) comme une ruse, un habile stratagème. Sous toute réserve, Heidegger reprend le sens de cette appellation pour désigner la Technique comme cette ruse plus ou moins consciente qui permet aux Hommes d’ignorer la Mort, i.e. d'en détourner leurs regards.
Peut-être. Mais il nous faut aussi reconnaître que ce désir voilé de ruser avec la Mort s’est rapidement converti en une volonté de contrôle de la Nature et des affaires humaines. Cette conversion s’illustre bien par la construction des Pyramides, les Pharaons osant défier la Mort grâce à ces mécaniques psychoreligieuses pour le moins encombrantes et formidablement coûteuses ! Or, leur réalisation nécessitait la mise en place de ce que Lewis Mumford nomma  « une mégamachine ».
La mégamachine n’est donc pas l’objet construit, mais « l’organisation du travail » qui permet sa réalisation. Et c’est ce que l’on nomme aujourd’hui « la gestion de projets », c’est-à-dire la mobilisation efficiente des ressources humaines, techniques et financières (et naturelles…) ayant pour objectif  la réalisation d’un projet. Et dans nos sociétés post-modernes, les mégamachines pullulent et leurs activités « s’intertissent » densément : administrations publiques et privées, complexes étatiques, médiatiques, industriels et commerciaux, éducation et développement technologique, sécurité économique et politique internationale, diplomatie et complexes militaro-industriels, etc.
Toutes ces mégamachines forment-elles une seule Mégamachine organisant monstrueusement la quotidienneté humaine? Au premier coup d’œil, on pourrait le croire. Mais… cette Mégamachine est-elle mue par une seule volonté vers un objectif précis, prédéfini, comme autrefois celle et celui du Pharaon? Il semble bien que non. Elle ressemble plutôt à une fourmilière en rapide expansion, toutefois enclose dans un vivarium aux limites bien définies, une fourmilière mue par ses seuls instincts et pratiques millénaires, absorbée dans ses activités frénétiques et donc insouciante de son avenir…
En 2050, notre fourmilière bien affairée devrait compter près de 9 milliards d’individus… Alors combien serons-nous en 2060 ?

Commentaires

  1. Des propos biens sensés. Ils s'accordent bien avec l'esprit du temps, Zeitgeist exemplaire dans sa singularité. Dans cette perspective, on ne pourra jamais enlever de l'homme sa capacité de penser, de réfléchir interrogativement sur ce qui advient de lui, même dans le bois, sur un chemin qui semble mener nulle part. A plus forte raison dans une institution qui veut penser à la place de l'homme libre ou, du moins, de celui qui est en chemin vers la liberté.

    M.G.L.

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